Le débat sur l’effet négatif des abeilles domestiques sur les abeilles sauvages va bon train. Disposons-nous d’assez de connaissances pour justifier l’interdiction de l’accès de certaines régions aux apiculteurs et leurs colonies d’abeilles ? Le Centre de Recherche Apicole, entouré de nombreux experts de différentes disciplines, vise à apporter de meilleures connaissances scientifiques pour apaiser les conflits actuels.
La détention de colonies d’abeilles mellifères a été vue durant des décennies comme une activité humaine profitant largement à la nature et unanimement reconnue. En tant qu’apiculteurs, il est d’autant plus difficile de voir l’abeille domestique incriminée depuis quelques années dans le déclin des abeilles sauvages via la compétition pour les ressources florales ou la transmission de maladies. Ces inquiétudes sont-elles pour autant justifiées quand tant d’autres facteurs tels que la destruction des habitats naturels, l’utilisation de pesticides ou la réduction des ressources florales influencent négativement les populations d’abeilles sauvages en particulier et les insectes en général¹ ?
Le Centre de Recherche Apicole (CRA) a mis une priorité sur ce thème dans ses activités. Avec l’appui de nombreux confrères, le CRA a décidé de faire le point sur les connaissances actuelles et d’initier un projet pour produire le savoir nécessaire à une meilleure gestion et protection des pollinisateurs domestiques et sauvages. L’enjeu est important, il s’agit de concilier les impératifs de la production agricole, dépendante de l’activité pollinisatrice des abeilles, aussi bien sauvages que domestiques, avec la conservation des abeilles sauvages qui sont un constituant crucial de la biodiversité en fort déclin.
Un consensus parmi des spécialistes des « deux camps »
Des résultats scientifiques sont souvent cités pour demander une restriction de l’activité apicole. En effet, parmi les centaines d’articles scientifiques sur ce thème, deux tiers suggèrent (noter ici la terminologie) un effet négatif des abeilles domestiques sur les abeilles sauvages². De plus en plus souvent, ces connaissances servent comme justification pour interdire ou réduire l’accès à certaines zones comme des villes ou réserves naturelles aux apiculteurs. Cette argumentation est-elle défendable ? Le CRA a réuni un consortium de 27 experts internationaux qui a publié récemment un article d’opinion dans la revue scientifique Trends in Ecology and Evolution³. Dans cet article, nous replaçons ces connaissances dans leur contexte et identifions les lacunes à combler pour promouvoir des décisions sur une base scientifique solide. Ce consortium inclut des experts internationaux des abeilles sauvages et domestiques afin de communiquer un message consensuel provenant des spécialistes des deux types de pollinisateurs et de montrer que la problématique ne peut être résolue qu’en regroupant les deux camps qui s’opposent trop souvent.
Une base scientifique insuffisante et des intérêts communs à défendre
Une analyse détaillée des nombreux travaux scientifiques qui suggèrent un effet négatif des abeilles domestiques montre que ces effets n’ont pas été démontrés avec un degré de certitude élevé, et que les contextes dans lesquels ces études ont été réalisées en limitent la portée générale. En effet, ces travaux sont en majorité de nature corrélationnelle (p. ex. « en présence d’abeilles domestiques on constate une réduction du nombre d’abeilles sauvages »), sans démonstration expérimentale des causes réelles des effets suggérés (p. ex. « les abeilles domestiques provoquent une réduction de la fertilité des abeilles sauvages »). Ainsi, parmi les centaines d’études sur le sujet, seulement neuf ont mesuré l’effet sur la reproduction des abeilles sauvages. Mais là encore, la plupart de ces études ont été réalisées dans des contextes très spécifiques (par exemple sous tente ou dans un rucher de 50 colonies, soit 5 fois plus que la moyenne suisse). En outre, aucune étude n’a mesuré l’effet sur la taille ou la diversité génétique de leurs populations, qui sont des critères fondamentaux pour déterminer le statut de conservation des espèces.
Le consortium est arrivé à la conclusion que les connaissances actuelles sur les relations entre abeilles sauvages et domestiques sont insuffisantes pour être utilisées comme base décisionnelle de régulation des cheptels apicoles. Ainsi, les lacunes dans notre compréhension des relations entre abeilles doivent être comblées pour aller au-delà du principe de précaution appliqué actuellement sur des bases de connaissances trop lacunaires.
Le consortium est aussi d’avis, comme d’autres experts à travers le monde¹, qu’il sera important de confirmer l’importance relativement faible des abeilles domestiques par rapport à d’autres facteurs menaçant les pollinisateurs sauvages tels que la détérioration des milieux et la disparition partielle des lieux de nidification, l’utilisation de pesticides et le changement climatique. Ainsi, les deux parties concernées pourront se concentrer sur les mesures les plus judicieuses pour garantir à la fois la préservation de la biodiversité et la sécurité alimentaire.
Nous concluons que des échanges entre parties prenantes sur la base des connaissances existantes, tout en tenant compte de leurs limites, seraient utiles pour réduire les conflits actuels. La recherche commune de solutions pour réduire l’impact des principaux facteurs de stress et proposer des mesures d’atténuation aux décideurs serait bénéfique à toutes les abeilles
Des connaissances à acquérir pour passer du principe de précaution aux politiques fondées sur les données scientifiques
Les travaux actuels ne permettent pas de déterminer dans quels contextes (paysage, niveau et périodicité de disponibilité des ressources florales, densité de colonies d’abeilles domestiques, saison, climat) les abeilles domestiques pourraient constituer un problème pour les populations d’abeilles sauvages. Ainsi, comme nous l’avons souligné plus haut, les mesures restrictives mises en place actuellement dans certaines régions semblent relever du principe de précaution car elles ne sont pas basées sur des faits contextuels. Et pour cause, les moyens techniques nécessaires pour déterminer les contextes menant à des interactions négatives sont extrêmement conséquents. La connaissance de ces conditions est toutefois cruciale pour déterminer quand et où des régulations peuvent être nécessaires et efficaces afin de contribuer significativement à la conservation des espèces sans limiter inutilement l’apiculture et ainsi engendrer des conséquences socio-économiques néfastes pour l’apiculteur et les pollinisateurs. Les progrès dans les techniques de modélisation des dynamiques de populations et dans les méthodes moléculaires devraient toutefois aujourd’hui faciliter la mesure des paramètres permettant de mieux comprendre et de prédire les contextes dans lesquels les abeilles domestiques menacent les abeilles sauvages.
Un projet de recherche multidisciplinaire pour clarifier la situation et réduire les conflits
C’est avec ce but en tête que le CRA et le groupe Paysage agricole et biodiversité d’Agroscope (M. Albrecht), avec le support de collègues généticiens de l’Agroscope Posieux (M. Neuditschko) et du musée d’histoire naturelle de Karlsruhe (M. Husemann), de spécialistes des abeilles et des pathogènes de l’université de Berne (P. Neumann et T. Seuberlich) et de sociologues du FiBL (O. Ejderyan, R. Home et I. Jahrl), avons soumis une demande au Fonds National Suisse et obtenu le financement du projet BEENERGIA (comprendre « synergie entre abeilles »). Notre projet est divisé en modules qui étudieront les bases biologiques et évolutives de l’interaction entre abeilles tout en testant des solutions pratiques pour a) réduire une éventuelle compétition pour les ressources florales, b) limiter les éventuelles transmissions problématiques de pathogènes entre espèces, c) étudier l’impact à long terme de différents facteurs de stress tels que les pesticides ou le climat et leur pondération face aux effets des abeilles mellifères, et d) trouver des compromis pérennes entre parties prenantes pour favoriser la biodiversité et garantir la pollinisation (Fig. 1).
A la fin des quatre années du projet BEENERGIA, nous espérons pouvoir fournir des données scientifiques solides et des solutions efficaces pour réduire les conflits et servir de base de réflexion pour les décideurs. Sans vouloir exagérer l’importance de notre travail et du thème, il y va de l’avenir des pollinisateurs et de la façon dont nous gérons les ressources de la planète pour assurer un avenir pérenne à notre société et à la nature qui nous entoure et nous nourrit.
Références
1. Dicks, L.V., Breeze, T.D., Ngo, H.T. et al., 2021. A global-scale expert assessment of drivers and risks associated with pollinator decline. Nature Ecology & Evolution 5, 1453–1461, https://doi.org/10.1038/s41559-021-01534-9
2. Iwasaki J. and Hogendoorn K., 2022. Mounting evidence that managed and introduced bees have negative impacts on wild bees: an updated review. Current Research in Insect Science, Volume 2, 100043, https://doi.org/10.1016/j.cris.2022.100043
3. Beaurepaire et al. 2025. Avenues towards reconciling wild and managed bee proponents. Trends in Ecology and Evolution, https://doi.org/10.1016/j.tree.2024.11.009
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